Joël Lautier, Ambassadeur des Échecs au Pays du Shogi

Joël Lautier, avec Christophe Bouton

Publié dans Europe Échecs n° 481 de septembre 1999

À peine rentré du tournoi de Malmö, Joël Lautier a sauté dans un avion direction le Japon avec sa femme moldave, Almira, elle aussi championne d’Échecs. Le voyage avait pour but de populariser le jeu d’Échecs occidental en se servant de l’immense popularité du premier tournoi international de Shogi, un jeu d’Échecs plus élaboré et beaucoup plus tactique que le notre et dont les Japonais sont les maîtres incontestés de la planète. Petit ou gros plus : les quelques mots que Joël parle déjà en japonais, la langue maternelle de sa mère. Récit de ces rencontres croisées entre champions dans un pays d’une autre dimension.

À la mi-juin, j’ai pour une fois bouclé mes valises en pensant à un tournoi d’un autre type que les Échecs : un tournoi de Shogi. Vite rentré du tournoi de Malmö, j’ai pu honorer l’invitation qui m’avait été faite de donner une simultanée de notre jeu d’Échecs contre trois des meilleurs joueurs de Shogi du Japon.

Cette simultanée s’inscrivait dans le cadre de l’année de la France au Japon avec l’appui enthousiaste de l’ambassade de France à Tokyo. Nous profitions aussi du premier tournoi international de Shogi ouvert aux amateurs et organisé par la puissante Fédération de Shogi.

Le lien entre tous ces partenaires se faisait par l’intermédiaire d’un joueur d’Échecs français émigré au Japon, Jacques Pineau, bien connu des organisateurs du tournoi d’Avoine pour avoir accompagné, durant trois années consécutives, une dizaine de joueurs formés dans le club qu'il a créé voilà dix ans à Asaka, une ville de la banlieue de Tokyo. Ce club et sa revue mensuelle dirigée par MM. Yukawa et Matsuda est maintenant l’un des plus dynamiques du Japon.

Le niveau des joueurs professionnels étant sans commune mesure avec celui des joueurs amateurs, la toute puissante Fédération japonaise de Shogi avait lancé l’idée d’une sorte de Japon-Reste du monde, par poules, puis par élimination, façon Coupe du monde de football. Almira dût remplacer un représentant espagnol défaillant, de sorte qu’elle apprit les règles quelques semaines avant notre voyage.

Pour ma part, mes contacts avec le monde des joueurs de Shogi étaient ténus. Par hasard, j’avais déjà rencontré Sato, l’un des meilleurs joueurs de Shogi que j’allais affronter en simultanée à "nos" Échecs, au tournoi d’Échecs de Dortmund, en 1993. Nous nous étions trouvés l’un à côté de autre au petit déjeuner dans le même hôtel. Je le revoyais un ou deux ans plus tard dans une partie l’opposant à Habu à l’hôtel Nikko, à Paris. Entre-temps, j’avais appris à jouer et j’avais pu voir les champions à l’œuvre après leur affrontement contre une quinzaine de joueurs français. C’est ainsi que je me retrouvai de l’autre côté de la table pour une simultanée contre Habu. Je m’étais fait totalement balayer, d’autant que la simultanée se jouait à matériel égal alors qu’en pareil cas, on donne plutôt des handicaps, comme il y a plus de cent ans aux Échecs. C’est aussi à cette occasion que je rencontrai le meilleur Français au Shogi, Éric Cheymol, joueur d’Échecs à plus de 2200 points Elo.

Trois semaines avant le départ pour le Japon, je me rendis donc dans le club d’Éric Cheymol, à la Défense, et au siège de l’Association française de Shogi, avec Almira qui devint de facto la meilleure joueuse de Moldavie !

Après 12 heures de vol direct, nous voici débarqués à Tokyo. Du taxi qui nous mène à l’hôtel, nous passons directement à la cérémonie d’ouverture du tournoi international au Palais des Congrès de Tokyo.

Chaque pays occidental avait un seul représentant sauf les États-Unis, autorisés à en présenter deux dont Larry Kaufman, 5e dan amateur, mais aussi maître international aux Échecs. Almira perdit ses deux premières parties et fut éliminée, tandis que Cheymol gagnait sa poule, mais perdait en 8e de finale.

Simple spectateur dans cette sorte de mini-olympiade, je revenais quelques années en arrière en observant un jeune joueur de 11 ans, à l’évidence, un futur talent. Les parties se jouaient à la cadence de 30 minutes par joueur + 30 secondes par coup et lui blitzait ses adversaires la tête en l’air, manifestement heureux d’être là. Il fallait voir la tête de tous les adultes qui perdaient contre lui... Seul Kaufman réussira à le défaire sans que cela ne parvienne à troubler l’enfant. Les scènes étaient immortalisées par des nuées de photographes qui prirent également au passage le prince Tomohito, frère de l’empereur Akihito.

L’ambiance du tournoi était assez décontractée et Habu assistait à cet échange international. À un moment, Almira proposa à ce super champion de disputer une partie d’Échecs. Habu a quatre des sept titres (tournois importants de l’année entre professionnels) au Shogi (et non aux Échecs).

En 1996, ce joueur s’était offert le luxe unique dans l'histoire du Shogi de remporter les sept titres, une performance aussi difficile que remporter des tournois du grand chelem au tennis. Actuellement considéré le plus fort joueur bien qu’il ne soit plus n° 1, c'est une sorte de héros national : la grande place de sa ville natale a été rebaptisée à son nom et des passants lui réclament régulièrement la chance de simplement pouvoir le toucher !

Ils jouèrent une partie rapide et Habu, très concentré pendant la partie et qui travaille aussi les Échecs occidentaux, gagna 1 à 0 !

Ces passerelles entre les joueurs de Shogi et les joueurs d’Échecs n’en sont qu’à leur début et furent saluées tant par l’ambassadeur de France à Tokyo, M. Gourdault-Montagne que par le président de la Fédération de Shogi, l’ancien champion M. Futakami et son second M. Ouchi. Après ma victoire 3 à 0 contre les trois champions qui ont tous un très bon niveau (voir les parties ci-après), le président salua en japonais ma victoire en disant "kampaï" ce qui veut dire "à votre santé", mais aussi "défaite totale".

Il faut se rendre au siège de la Fédération de Shogi pour réaliser le développement de ce jeu . Pas moins de sept étages essentiellement consacrés au Shogi ! Ici s’y déroulent des compétitions, les entraînements des futurs champions et des matches, à l’abri des caméras ou des retransmissions sur l’Internet. Il y a dans le Shogi une dimension traditionnelle qui fait partie intégrante de la culture japonaise. Les joueurs sont assis sur les genoux pendant la partie, plus exactement sur un coussin. Dans les grandes compétitions, ils portent même le kimono et les parties entre professionnels durent jusqu’à deux jours (cadence de 9 heures chacun) avec différentes interruptions.

C’est ainsi que je fus autorisé à assister à une partie d’importance entre Sato et Moriuchi (vainqueur). Je restai une dizaine de minutes dans cette position peu confortable avant de passer dans un autre local où se trouvaient un jeu d’Échecs, un jeu de Shogi et un jeu d’Échecs chinois (Xiangqi). J’y rencontrai l’ex-champion du monde d’Échecs chinois, Shokokue, également 5e dan amateur au Shogi et marié avec une Chinoise professionnelle du jeu... de go.

La durée "professionnelle" de notre séjour ne dura au total qu’une semaine. Je donnai par ailleurs une simultanée au club de Jacques Pineau, l’un des plus dynamiques du Japon puisque Jacques Pineau y initie à nos Échecs Habu, Sato et Moriuchi. Puis, nous partîmes en TGV ("Shinkansen") à la découverte de ce Japon éternel et impérial avec tous ses temples, Kyoto, Osaka, Nara. Autre rythme, autres temps...

À voir le développement du Shogi au Japon, on se dit que le jeu d’Échecs a un formidable avenir et un réservoir de joueurs déjà formés à la réflexion et à l’apprentissage du calcul ou de la théorie.

Une initiative similaire au tournoi international de Shogi et à ma simultanée d’Échecs est prévue pour l’année prochaine. Elle devrait renforcer les communications entre le Shogi et les Échecs. D’ici là, chacun essaiera de faire des progrès : moi en japonais et au Shogi et mes vénérables adversaires aux Échecs occidentaux.

Joël Lautier, avec Christophe Bouton


Jacques Pineau (en photo avec Joël page 72) a 38 ans et vit depuis plus de 10 ans au Japon. Il a même représenté le Japon aux Olympiades d’Échecs. Titulaire d'un diplôme de technicien supérieur, il travailla pendant près de dix ans au laboratoire des Sciences du lycée franco-japonais. Aujourd’hui professeur de français au Gyosei (école japonaise réputée ayant une longue tradition française), il tient à remercier ici deux membres de l’ambassade de France, MM. Lamek, deuxième secrétaire à l’ambassade, maintenant en poste a l'ONU, et son successeur, M. Brosseau.

Repères

Le Japon, c’est 128 millions d’habitants pour 15 millions de pratiquants du Shogi. Tokyo est quatre fois plus grand que Paris pour six fois plus d’habitants (soit 12 millions). De grands bâtiments, des rues toujours pleines à toute heure, Tokyo vit à 100 à l’heure.

Au Shogi, les Noirs débutent. Le but du jeu est de mater le Roi à l’aide de pièces différentes, comme aux Échecs, mais sur un plateau 9 x 9, sans que les cases aient des couleurs. Les seules pièces dont la marche est commune avec les pièces d’Échecs sont le Roi, la Tour et le Fou. Mais attention, les pièces ne sont pas en relief, mais en idéogrammes, ce qui pose peut-être un problème pour la popularisation de ce jeu en dehors du Japon.

Les pièces capturées peuvent être parachutées dans le camp ennemi à tout instant, ce qui rend le jeu plus tactique, car il n’y a pas de notion d’échange et pas de structures de pions bloquées. Le jeu ne tend pas vers la simplification et le pourcentage de nulles est de l’ordre de 1 %.

La symbolique de ces transferts de force prendrait racine dans la guerre des samouraïs qui, une fois capturés, faisaient allégeance à leur nouveau maître.

Les joueurs sont aussi connus que Kasparov pour les Échecs en Russie. Les parties de Shogi entre champions ne sont rendues publiques que si les deux joueurs sont d’accord.

Le classement suit le système des dan, comme dans les arts martiaux. Comparable aux arts martiaux, l’on passe de 15e kyu (apprendre à déplacer les pièces) à 1er kyu, puis de 1er dan à 6e dan amateur (environ 2350 Elo aux Échecs). Joël Lautier et Manuel Apicella ont environ un niveau de 1er dan amateur. Pour tester son niveau, Joël a disputé à son retour du Japon deux parties contre Manuel Apicella. Résultat : une victoire partout.

Une fois 6e dan amateur, on peut tenter de devenir professionnel, mais il faut intégrer une école très jeune et être 4e dan pro avant 25 ans, sinon on sort "du système de fabrication" des champions de Shogi institué par la toute puissante fédération de Shogi.

La NHK (première chaîne de télévision au Japon) diffuse tous les dimanches de 10 heures à midi une partie rapide de Shogi commentée en direct.

Une station de métro de Tokyo dédiée au Shogi, "Sendagaya", dessert la Fédération, ce qui illustre à quel point le Shogi est connu du grand public japonais.


[Event "Simultanee Ambassade de France"]
[Site "Tokyo"]
[Date "1999.06.21"]
[Round "1"]
[White "Lautier, Joel"]
[Black "Sato, Yasumitsu"]
[Result "1-0"]
[ECO "C43"]
[WhiteElo "2596"]
[PlyCount "73"]
[EventDate "1999.06.21"]

{Cadence: 45' pour toute la partie de chaque cote.}
1. e4 e5 2. Nf3 Nf6 3. d4 Nxe4 4. Bd3 d5 5. Nxe5 Nd7 6. Nxd7 Bxd7 7. O-O Bd6 8. Nc3 Qh4 9. g3 Nxc3 10. bxc3 Qf6 11. Re1+ Be6 12. Qh5 Be7 13. Bf4 O-O-O 14. Be5 Qg5 15. Qxg5 Bxg5 16. Bxg7 Rhg8 17. Be5 Bd2 18. Bxh7 Bxe1 19. Rxe1 Rge8 20. h4 Bg4 21. Re3 f6 22. Bxf6 Rxe3 23. fxe3 Rd6 24. Be5 24... Rc6 (24... Ra6) 25. e4 dxe4 26. Bxe4 Rxc3 27. Bg6 c5 28. h5 Bxh5 29. Bxh5 Rxc2 30. d5 Rd2 31. d6 c4 32. Bg4+ Kd8 33. Bf6+ Ke8 34. d7+ Rxd7 35. Bxd7+ Kxd7 36. Kf2 b5 37. Bc3 1-0

[Event "Simultanee Ambassade de France"]
[Site "Tokyo"]
[Date "1999.06.21"]
[Round "2"]
[White "Lautier, Joel"]
[Black "Habu, Yoshiharu"]
[Result "1-0"]
[ECO "E92"]
[WhiteElo "2596"]
[PlyCount "123"]
[EventDate "1999.06.21"]

1. d4 Nf6 2. c4 g6 3. Nc3 Bg7 4. e4 d6 5. Nf3 O-O 6. Be2 e5 7. Be3 exd4 8. Nxd4 Re8 9. f3 c6 10. Bf2 d5 11. exd5 cxd5 12. O-O Nc6 13. c5 Nh5 14. Qd2 Be5 15. g3 Bh3 16. Rfd1 Nxd4 17. Bxd4 Qf6 18. f4 Bxd4+ 19. Qxd4 Qxd4+ 20. Rxd4 Nf6 21. Bf3 Re3 22. Kf2 Rae8 23. Nxd5 Rxf3+ 24. Kxf3 Bg4+ 25. Kg2 Re2+ 26. Kg1 Nxd5 27. Rxd5 27... Bf3 (27... Rxb2) 28. Rd8+ Kg7 29. Rad1 29... Rg2+ 30. Kf1 Rxh2 31. R1d2 Rh1+ 32. Kf2 Bc6 33. R8d3 h5 34. Ke3 h4 35. gxh4 Rxh4 36. Rf2 Rh5 37. b4 a5 38. a3 axb4 39. axb4 Rh1 40. Rdd2 Kf6 41. Kd4 Kf5 42. Kc4 Rc1+ 43. Rc2 Rb1 44. Rb2 Rc1+ 45. Kd4 Rd1+ 46. Rfd2 Rf1 47. b5 Rxf4+ 48. Ke3 Re4+ 49. Kf2 Rf4+ 50. Kg3 Rg4+ 51. Kh3 Be4 52. c6 bxc6 53. b6 c5 54. b7 Bxb7 55. Rxb7 f6 56. Rc7 Kg5 57. Rxc5+ f5 58. Rg2 Rxg2 59. Kxg2 Kg4 60. Rc4+ f4 61. Kf2 g5 62. Rc5 1-0

[Event "Simultanee Ambassade de France"]
[Site "Tokyo"]
[Date "1999.06.21"]
[Round "3"]
[White "Lautier, Joel"]
[Black "Moriuchi, Toshiyuki"]
[Result "1-0"]
[ECO "E12"]
[WhiteElo "2596"]
[PlyCount "51"]
[EventDate "1999.06.21"]

1. d4 Nf6 2. c4 e6 3. Nf3 b6 4. a3 c5 5. d5 Ba6 6. Qc2 exd5 7. cxd5 g6 8. Nc3 Bg7 9. g3 O-O 10. Bg2 d6 11. O-O Re8 12. Re1 Nbd7 13. h3 b5 14. Bf4 Qb6 15. e4 Rac8 16. Be3 Qb7 17. Bf1 c4 18. Bg2 Nc5 19. Bxc5 Rxc5 20. e5 dxe5 21. Nxe5 Qb8 22. Nc6 Qa8 23. Qd2 Bb7 24. Rxe8+ Nxe8 25. Qe3 Bf8 26. Re1 1-0 {Les noirs abandonnent car il ne leur reste plus que 30 secondes a la pendule.}